Le Département d'études arméniennes de l'Université catholique de Louvain en Belgique a un nouveau directeur

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 BRUXELLES, 28 NOVEMBRE, ARMENPRESS: Le département d'études arméniennes de l'université catholique de Louvain, en Belgique, a un nouveau directeur. La chaire sera désormais dirigée par un jeune arménologue belge, Emmanuel van Elverdinghe. L'ancien étudiant du célèbre professeur, l'arménologue Bernard Coulie, qui a transmis pendant des décennies son amour pour l'Arménie et la langue arménienne en tant que directeur du département d'arménologie de l'Université Catholique de Louvain, essaie de transmettre le même enthousiasme à la nouvelle génération. Dans une interview avec la correspondante d'Armenpress à Bruxelles, le jeune arménologue a parlé des raisons pour lesquelles il a choisi la langue arménienne, des particularités de la langue et de la littérature arméniennes, de l'importance du grabar et des projets qu'il veut mettre en œuvre dans le cadre de son poste.

Après le Professeur Bernard Coulie, vous êtes en charge des études arméniennes de l’Université catholique de Louvain. Comment votre chemin a-t-il croisé les études arméniennes. D’où vient cette passion pour l’Arménie et l’arménien ?

Je dirais que cette passion est vraiment née par hasard, et en bonne partie grâce à Bernard Coulie. Au départ, j’étais intéressé par toutes les langues anciennes. Dans certaines écoles secondaires, on apprend encore le latin et le grec ancien ; c’était le cas dans la mienne et j’ai suivi cette option. Je suis arrivé à l’université avec l’envie d’approfondir ces langues anciennes-là, mais aussi d’en apprendre d’autres que je ne connaissais pas. Une des particularités de l’UCLouvain est qu’on y offre un très large choix de langues de l’Orient ; j’en ai suivi plusieurs, dont l’arménien et le géorgien.

J’ai donc eu cours avec Bernard Coulie, qui m’a en fait transmis sa passion au fil des années. C’était toujours des cours en petit groupe, avec une dynamique très productive. Et c’est comme ça que j’ai appris l’arménien ancien : d’abord pour la langue, et puis c’est à travers cette langue que j’ai découvert l’histoire et la culture de l’Arménie dans toute leur richesse. Tout cela bien avant mon premier voyage en Arménie… 

L’arménien ancien n’est pas aussi courant que les autres langues anciennes. En quoi est-il particulièrement intéressant par rapport à d’autres langues anciennes ?

C’est une langue intéressante pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’elle appartient à la famille indo-européenne, c’est-à-dire la même grande famille que nos langues d’Europe, même s’il y a énormément de différences entre celles-ci et l’arménien. Et ce sont justement ces différences qui sont intéressantes : on part de la même langue ancestrale préhistorique, mais avec des évolutions différentes qui donnent des résultats différents. Vous avez donc des linguistes spécialistes des langues indo-européennes, qui vont étudier l’arménien tout comme ils s’intéressent à l’albanais, au russe, au persan, etc. pour essayer de reconstituer cette langue ancestrale. Un aspect qui m’attire personnellement dans la langue et les textes arméniens, c’est qu’il s’agit d’un domaine finalement moins étudié que beaucoup d’autres, alors qu’il est très riche : cela veut dire qu’il y a encore pas mal de choses à découvrir, de textes à publier, etc., ce qui est évidemment très stimulant pour un chercheur.

Un autre aspect remarquable de l’arménien ancien, c’est l’influence considérable qu’il a subie d’autres langues, surtout iraniennes. Malgré cela, l’arménien est toujours resté l’arménien, une langue vraiment particulière et qui a même conservé, si on se replace du point de vue du linguiste indo-européen, des fonctionnements linguistiques très anciens qui ont été perdus dans beaucoup de langues comme le français – je pense entre autres au système de cas ; à l’inverse, l’arménien a aussi beaucoup innové, par exemple en perdant complètement la notion de genre grammatical. C’est cette rencontre d’archaïsmes, d’emprunts et d’innovations qui rend l’arménien fascinant. Sans parler des textes eux-mêmes – car il y aurait aussi beaucoup à dire sur la richesse de la littérature arménienne ancienne.

Justement, y a-t-il quelque chose qui vous tient particulièrement à cœur dans la littérature arménienne ? 

Les colophons des manuscrits : c’était le sujet de ma thèse de doctorat. Ce sont des textes écrits par les copistes à la fin des manuscrits, où ils parlent de leur travail, des événements historiques, de leur monastère, de leur famille, de leur foi, et de nombreuses autres choses encore. On en a dans d’autres langues, mais ce n’est qu’en arménien qu’on peut parler d’un véritable genre littéraire, avec des textes aussi détaillés et variés. Ce n’est généralement pas de la grande littérature, mais on y trouve malgré tout de fort beaux textes et ce sont des témoignages historiques importants, qui permettent parfois de pratiquement suivre la vie quotidienne des scribes. L’aspect qui m’a intéressé dans mes recherches, c’est que grâce à ces colophons, on voit de façon très concrète comment les textes arméniens sont arrivés jusqu’à nous, en étant recopiés par quels moines, dans quelles églises de quelle région, à quelle époque, avec quelles difficultés.

Vu que vous travaillez notamment avec les anciens textes, on peut supposer que le Matenadaran est un endroit particulièrement important et intéressant pour vous. Avez-vous des collaborations avec le Matenadaran ? 

Effectivement, pour moi, le Matenadaran est clairement un endroit de référence, que j’aime fréquenter aussi bien comme visiteur que comme chercheur. C’est un lieu véritablement unique : je ne pense pas qu’il y ait ailleurs dans le monde une telle institution, consacrée avant tout aux manuscrits, à la fois musée, bibliothèque et centre de recherches, et qui soit autant mise en valeur, jusque dans le panorama de la ville. L’UCLouvain a une longue histoire de relations avec le Matenadaran. En particulier, nous avons depuis plusieurs années des échanges dans le cadre du programme Erasmus+, qui ont permis à bon nombre de chercheurs du Matenadaran de venir donner des cours ou poursuivre leurs recherches à Louvain-la-Neuve. Autre exemple, c’est une professeure de l’UCLouvain qui rédige actuellement, en collaboration avec une université autrichienne, le catalogue des manuscrits syriaques conservés au Matenadaran et à Etchmiadzine. Enfin, nous avons une revue scientifique de très haut niveau en études orientales, « Le Muséon », dans laquelle les chercheurs du Matenadaran publient régulièrement leurs travaux. Ce sont des liens auxquels nous tenons beaucoup et que je voudrais approfondir.

Au début de l’entretien, vous disiez que vous étiez un tout petit groupe à étudier l’arménien ancien. Justement, quels sont les étudiants intéressés par des études arméniennes et quelle est la première chose que vous voulez leur transmettre ?  

Il y a plusieurs profils. Généralement, ce sont des étudiants qui veulent de se confronter à quelque chose d’inconnu, qui sont intéressés par les langues anciennes et les cultures étrangères, mais qui veulent sortir de sentiers battus. Certains s’intéressent au syriaque ou aux langues de la Mésopotamie antique et suivent également l’arménien, car les deux se se complètent bien. D’autres ont plutôt l’esprit linguiste et veulent s’initier à différentes langues indo-européennes, y compris donc l’arménien. D’autres encore sont attirés par le christianisme oriental. Ce sont en tout cas des étudiants curieux, ouverts et qui osent se lancer dans un domaine a priori fort mystérieux ; c’est peut-être pour cela qu’ils ne sont pas très nombreux.

La première chose que je veux leur transmettre, c’est simplement la connaissance de l’Arménie et de la Géorgie, les deux étant liés au niveau des cours de premier cycle. Ce sont des pays dont peu de gens en Belgique ont entendu parler. On sait bien que ces pays existent, mais on ne sait pas pour autant les situer géographiquement, sur la carte, et encore moins culturellement et historiquement. Et puis, bien sûr, susciter de l’intérêt pour ces pays et leurs cultures, voire même, qui sait, faire naître une passion. Mais l’essentiel pour moi est vraiment de leur donner une idée de ce qu’est l’Arménie, puis de leur faire prendre conscience de son importance par le biais de la littérature. Une fois que les étudiants ont appris les notions de grammaire de l’arménien et lu quelques chapitres de la traduction des Évangiles, j’essaie de passer le plus vite possible aux grands auteurs : Moïse de Chorène, Agathange, Eznik, Grégoire de Narek...

Quels sont vos projets dans ce nouveau rôle ?

Mon centre d’intérêt principal en matière d’études arméniennes, ce sont les manuscrits de la Bible. Ils sont extrêmement nombreux : l’arménien, après le latin et le grec, est la langue où on a le plus recopié la Bible. Qui plus est, ils sont très riches, surtout au niveau artistique et au niveau historique en raison de leurs colophons. Le grand projet dans lequel je voudrais me lancer, et qui va prendre des années, sera d’étudier dans l’ensemble et dans le détail cette tradition de la Bible en arménien sous différents aspects : textuel, artistique, historique, théologique, etc. Il s’agira de voir comment la tradition a évolué à travers cette masse de manuscrits et, notamment, de publier des textes qui s’y trouvent et ne sont pas encore connus. Je prends un exemple sur lequel j’ai déjà eu l’occasion de travailler : le livre de l’Apocalypse, le dernier livre du Nouveau Testament. En arménien, il existe différentes versions de ce livre et qui sont très mal connues, alors que c’est un sujet important, aussi bien pour les biblistes que pour les arménologues, parce que les différentes versions, qui datent de différentes époques, ont des différences de langue et de style, et que c’est un livre qui a mis du temps à être accepté par l’église arménienne.

Je souhaite également poursuivre le travail important réalisé par Bernard Coulie et mes collègues sur le traitement informatique de l’arménien ancien. À l’UCLouvain, nous travaillons depuis très longtemps à cela, non seulement parce que cela facilite la consultation et l’exploitation des textes, mais aussi pour étudier très précisément l’évolution de la langue et des techniques de rédaction des textes. Les études arméniennes sont déjà entrées dans l’ère du numérique, bien sûr, mais je pense qu’il y a encore beaucoup de choses qui pourraient être faites pour faciliter l’accès aux textes, aux manuscrits, aux recherches, etc., surtout vis-à-vis du public qui ne maîtrise pas l’arménien. J’aimerais profiter de mon rôle à l’UCLouvain pour faire avancer cette visibilisation numérique du patrimoine culturel arménien, en collaboration avec d’autres institutions.

Les manuscrits anciens et la digitalisation, notamment avec l’intelligence artificielle, semblent être plutôt incompatibles. Deux mondes complètement différents… 

Le défi est d’utiliser l’intelligence artificielle... intelligemment. L’intelligence artificielle est maintenant tellement avancée qu’un ChatGPT, par exemple, donne des réponses qui sont parfois stupéfiantes à des demandes pointues, surtout si elles sont techniques. Cette évolution technologique peut et doit nous aider. Des collègues en France, avec qui nous collaborons, explorent l’utilisation de l’intelligence artificielle pour faciliter le processus de numérisation et de lecture des manuscrits, notamment arméniens : je veux parler de transcription automatique et même d’analyse automatique des textes. Pour le moment, cela va plus vite que les méthodes précédentes, qui reposent sur l’intervention humaine et des ressources informatiques traditionnelles, mais il y a encore beaucoup d’erreurs. Je suis certain que le procédé continuera de s’améliorer, mais que malgré cela, on aura toujours besoin de l’humain. Une chose est sûre, ces nouvelles technologies permettront d’accélérer des tâches qui demandent actuellement de la main d’œuvre. Les études arméniennes ont beaucoup à gagner à cela, étant donné que, par rapport à d’autres domaines des sciences humaines, nous avons très peu de spécialistes. Enfin, il reste le travail d’interprétation, de réflexion, de contextualisation et de communication, dans lequel l’esprit humain, même assisté de l’intelligence artificielle, restera à mon sens indispensable.

Et pour finir, lors de votre première visite en Arménie, qu’est ce que vous a marqué le plus ? 

C’était il y a dix ans, en 2014. Je suis allé en Arménie pour une grande conférence internationale d’études arméniennes à Erévan, au Matenadaran ; j’ai même pu visiter un peu l’Artsakh, Chouchi et Gandzasar. En fait, énormément de choses m’ont marqué : l’Arménie est un endroit du monde assez unique et très différent de ce que je connaissais jusqu’alors. Quand je vais en Arménie, j’aime par-dessus toute la découverte des monastères, mais aussi des autres sites historiques et de la nature. Erévan, de l’autre côté, c’est la grande ville, où on sent beaucoup de dynamisme et de chaleur humaine, avec les restaurants, les cafés, etc. Naturellement, j’ai été tout de suite conquis par la cuisine arménienne. D’ailleurs, je conseille toujours aux gens qui partent en Arménie pour la première fois d’essayer mon plat favori, le jingyalov hats.

Mais finalement, c’est sans doute le Matenadaran lui-même qui m’a le plus impressionné. C’est un véritable temple de la culture, unique en son genre, comme je l’ai déjà dit, et que tous les Arméniens connaissent. En Belgique, nous avons bien sûr de très belles institutions culturelles, les musées, la bibliothèque royale, etc., mais il n’y a pas la même conscience patriotique du patrimoine que j’ai perçue en Arménie. J’admire beaucoup cette volonté de défendre et de valoriser la culture nationale dont l’importance est, en fait, universelle.

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