Philippe Geluck, dessinateur de renom et créateur du célèbre "Le Chat", est une figure incontournable de la bande dessinée en Belgique mais également au niveau international. Avec un style unique mêlant humour, réflexion et parfois une pointe d'ironie, il a su captiver un public varié pendant des décennies.
Dans cet entretien exclusif avec la correspondante d'Armenpress, Philippe Geluck revient sur son parcours et les origines du "Le Chat". Il partage également son regard acéré sur l'évolution de son art et sa passion pour l'humour comme moyen d'expression.
À travers cet entretien, nous découvrons un artiste engagé, toujours en quête de nouveauté, mais également attentif à préserver l'essence même de son travail : faire sourire tout en suscitant la réflexion. Plus qu’un simple dessinateur, il est un véritable observateur de nos quotidiens, capable de faire surgir des réflexions profondes avec un simple trait de crayon et une bulle de texte.
Monsieur Geluck, comment le personnage du Chat est né ? Pourquoi un chat ?
Le personnage du Chat trouve ses origines dans une série d’événements et d’évolutions créatives spontanées. Tout a commencé avec une carte de remerciements après notre mariage, où j’avais d'abord dessiné des lapins, puis des chiens, et finalement des chats. Nous avons choisi les chats pour cette carte parce qu’ils nous ressemblaient davantage. Il y avait dans leur représentation une simplicité, une poésie qui nous séduisait.
Trois ans plus tard, à la naissance de mon fils, notre premier bébé, j’ai redessiné un couple de chats amoureux accompagnés d’un chaton. C’est dans cette période que le journal Le Soir m’a contacté pour participer à un casting, demandant à quatre dessinateurs de créer un personnage pour le supplément du mardi. Inspiré par cette série de dessins, j’ai créé quelques gags autour de situations de la vie quotidienne.
C’est là que le personnage s’est réellement formé. Pour le rendre distinct, je lui ai ajouté un manteau, une cravate, et une personnalité unique. Et, comme on dit souvent, ce n’est pas nous qui choisissons un chat, mais le chat qui nous choisit. Le Chat s’est imposé à moi naturellement, comme un chat qui s’installe dans votre jardin, puis dans votre maison, sans que vous décidiez vraiment.
Finalement, c’est lui qui a choisi que j’allais le dessiner. Voilà l’histoire de sa naissance.
Est-ce que l’actualité influence beaucoup vos créations ? Autrement dit, où trouvez-vous l’inspiration pour un tel humour subtil et souvent philosophique ?
L'actualité politique au quotidien pas tellement, en fait. Bien que je consomme énormément d'actualité – je lis des journaux, j'écoute la radio, etc. – je ne me suis jamais attaché à commenter les faits politiques de manière systématique. Je le fais à l’occasion, pour des demandes spécifiques ou pour un journal, mais ce n'est pas du tout dans mon ADN.
Je tends plutôt à traiter de sujets plus larges, ce qu’on appelle l’actualité froide ou tiède, mais pas l’actualité brûlante. J’ai toujours pensé à la pérennité des choses. Par exemple, ceux qui publient des livres regroupant leurs dessins sur l’actualité de l’année – je pense à des artistes comme Pierre Kroll ou Plantu en France – produisent des ouvrages intéressants à lire à Noël ou en fin d’année. Mais un ou deux ans plus tard, cela perd de sa pertinence.
Pour ma part, j’ai très vite eu envie de créer des albums durables. J’ai donc choisi d’aborder des thèmes plus universels et intemporels, afin que mes livres puissent traverser les années sans perdre leur sens ou leur intérêt.
Y a-t-il des messages et des valeurs absolues que vous essayez de transmettre avec chaque numéro du Le Chat ?
Ce n’est pas comme dans une aventure de Tintin ou d’Astérix, où il y a une trame narrative et où l’on suit le héros dans telle ou telle situation. Avec Le Chat, je pense que les valeurs que je transmets sont celles que je porte moi-même. Ce sont des valeurs comme la justice sociale, la conscience écologique, et le féminisme.
J’ai découvert le féminisme il y a très longtemps, et je me considère comme profondément féministe, dans le sens le plus noble du terme. Cela ne veut pas dire que je suis un militant, mais dans ma vie quotidienne et dans ma pratique, j’ai toujours agi en accord avec ces valeurs.
Alors oui, on pourrait dire que cela ressemble à ce que Miss France déclare le soir de son élection : "Je voudrais qu’il n’y ait plus de guerre, que les gens s’entendent bien, et que tout le monde mange à sa faim.Évidemment, ce sont des idées universelles, mais elles me tiennent réellement à cœur."
Au-delà de ces valeurs, je réalise avec les années que Le Chat apporte du bien-être à ses lecteurs. Il leur procure du rire, qui est une forme de thérapie, et leur offre un regard décalé sur le monde. C’est important, car on ne peut pas tout prendre au premier degré, même dans la vraie vie. Il faut toujours essayer de relativiser.
Beaucoup de lecteurs viennent me dire que Le Chat leur fait du bien, et cela me touche profondément.
Justement, vos œuvres abordent souvent des sujets sociaux ou politiques avec humour. Pensez-vous que l’humour est une forme de philosophie ou un outil pour mieux comprendre la vie ?
Pour moi, c’est la même chose. La philosophie est un outil pour mieux comprendre la vie. Ce qui est parfois dommage, c’est que les philosophes utilisent un langage qui nous dépasse un peu. Si on m’explique, si on décortique ce que Descartes ou Spinoza a voulu dire, je me dis : "Ah oui, là je comprends.Mais si je lis leurs textes directement, je ne comprends pas."
Je pense que c’est un problème courant chez beaucoup d’intellectuels. Ils abordent des causes sociales ou humaines, mais en en parlant de manière tellement ésotérique et savante qu’ils ne touchent finalement pas les gens qui devraient être concernés. Je n’aime pas cette manière de dire implicitement : "Moi, je suis intelligent, et vous ?"
Au contraire, je trouve qu’il est plus vertueux de s’efforcer de parler un langage que tout le monde peut comprendre. L’humour est un excellent moyen pour cela. Certes, tout le monde n’est pas sensible à l’humour, mais j’ai l’impression que, dans les thématiques que je développe et la façon dont j’aborde les choses, cela parle à un public très large, des enfants jusqu’aux personnes de 80 ans.
Depuis 1983, Le Chat a traversé plusieurs décennies et reste extrêmement populaire. Selon vous, qu'est-ce qui rend ce personnage si intemporel et universel ?
Je pense que, d’une part, c’est lié à la simplicité du dessin. Le personnage a un côté sympathique et amical. D’autre part, les gags que je propose ne donnent pas toujours une solution, mais ils posent la bonne question, ce qui permet au lecteur de trouver sa propre réponse. C’est ainsi que Le Chat reste proche des gens.
Parfois, il est mort de rire, mais il reste un peu neutre. Cela me rappelle mes études de théâtre, où l’on travaillait parfois avec un masque neutre. C’était un vrai masque en carton, sans aucune expression. Par la gestuelle ou une situation, nous devions transmettre des émotions comme la colère, la joie ou l’amour. Je pense que cela m’a marqué.
Le Chat, lui aussi, a un masque neutre. Son sens ne réside pas dans son expression, mais dans ce qu’il dit ou fait. Il ne prévient pas le lecteur en disant : "Attention les gars, ça va être drôle !" Parfois, il rit aux larmes, bien sûr, car toute règle mérite d’être transgressée à certains moments.
Cette neutralité permet au lecteur de se projeter dans Le Chat. C’est dans cet échange subtil que réside son intemporalité et son universalité.
Quand on lit votre biographie, tout le parcours paraît un phénomène. Un autre phénomène sont les sculptures du Chat. Quelle a été l'idée derrière cette transition du dessin à la sculpture?
Mon parcours vers la sculpture est en réalité un prolongement naturel de mes débuts artistiques. Avant Le Chat, je réalisais des aquarelles et des dessins à l’encre de Chine, toujours muets, que j’exposais dans des galeries d’art. Parfois, pour compléter mes tableaux, je fabriquais des objets ou des sculptures, ce qui m’a permis d’acquérir certaines bases dans ce domaine.
Lorsque Le Chat est né, je n'avais pas envisagé de le sculpter. Tout a changé lorsqu’un jeune sculpteur m’a présenté un buste qu’il avait créé à partir de mon personnage. Si la technique était impeccable, ce n’était pas tout à fait Le Chat que j’avais en tête. Ce jeune homme m’a alors invité dans son atelier et m’a proposé de m’essayer moi-même à la sculpture. En 15 ou 20 minutes, j’avais modelé un buste du Chat en terre glaise. Il était impressionné, affirmant que j’avais un talent naturel pour traduire mes idées en trois dimensions.
C’est ainsi qu’en 2003, pour les 20 ans du Le Chat à l’École des Beaux-Arts, j’ai sculpté ma première œuvre. Cela a marqué le début d’un nouveau chapitre. Au fil des années, j’ai continué à explorer cet art, en produisant des sculptures en bronze exposées dans des galeries, avec un succès grandissant.
En 2018, alors que je préparais le Musée du Chat et du Dessin d’Humour à Bruxelles, j’ai été confronté à des problèmes financiers à la suite du retrait de deux sponsors majeurs. C’est là que j’ai eu l’idée de créer des sculptures monumentales, un projet ambitieux qui a donné lieu à des expositions au Parc Royal de Bruxelles, aux Champs-Élysées, à Bordeaux, et ailleurs.
Cette expérience m’a passionné. La sculpture offre une dimension sensuelle et tactile qui diffère du dessin ou de la peinture. Je commence par modeler mes pièces en terre glaise, puis je lui confie les finitions, afin de garantir une symétrie et des détails impeccables.
En y réfléchissant, il est naturel que la sculpture découle du dessin, car tout sculpteur commence par visualiser son œuvre sur papier avant de lui donner vie en trois dimensions. Aujourd’hui, je ne peux plus m’arrêter. Créer des sculptures du Le Chat est devenu une véritable passion, une autre façon de donner vie et profondeur à ce personnage intemporel.
Avez-vous un rituel ou une routine particulière pour dessiner ?
Non, je n’ai pas de rituel particulier, mais j’ai des horaires très réguliers. Tous les matins, je suis à l’atelier à 9 heures précises, et je commence à travailler. J’ouvre le robinet, et ça vient.
Et si Le Chat pouvait parler à son créateur aujourd'hui, que pensez-vous qu'il aurait à vous dire?
Alors j'ai joué sur ce dialogue, il m'a déjà dit : "Mais tu sais, j'ai beau vouloir te dire quelque chose, c'est toi qui vas écrire dans les bulles, donc c'est moi qui vais me parler." Il le sait. Alors s'il pouvait me dire pareil, je ne sais pas, je crois qu'il dirait merci. Comme voilà, c'est en fait peut-être mon troisième enfant: j'ai un fils, une fille, et lui. C'est une relation. Je l'ai créé, donc je suis son créateur tout de même. Il me doit le respect. Il est devenu beaucoup plus connu que moi, donc il est très fier.
Vous avez plein d'énergie et, forcément, vous allez continuer encore des années. Mais pensez-vous qu'il pourrait y avoir un moment où vous vous direz : ‘J’ai fait le tour de tous les thèmes, il n’y a plus rien à explorer, je m’arrête là’ ? Est-ce ce genre de sentiment qui pourrait vraiment vous arrêter ?
Oui, mais plus simplement, j’espère que cela ne s’arrêtera jamais. J’espère mourir très vieux, un peu comme Tommy Ungerer, ce grand dessinateur français qu’on a retrouvé un jour allongé sur son lit, avec son carnet de dessins et son crayon à la main, en train de dessiner. Voilà, c’est une belle fin.
La seule chose sur laquelle je dois être très attentif et vigilant, c’est de rester bon. Si un jour cela commence à devenir moins bien, si les gags deviennent moins drôles, alors j’espère que mon entourage me le dira. Ma femme et mes enfants, par exemple, ne manqueront pas de me le signaler. Enfin, ma femme a un an de plus que moi, donc j’espère qu’elle aura encore toute sa tête pour me le dire. (rires)
Je suis aussi entouré d’une équipe ici à qui je demande souvent leur avis. Quand je doute de la pertinence d’une idée ou que j’hésite, je leur montre, et ils me disent : « Oui, tu as raison de douter, ce n’est pas bon » ou au contraire : « Non, c’est super ! ». Quand je prépare un nouvel album, je demande à tout le monde de le lire et de souligner les faiblesses. Je crois que c’est essentiel.
Par contre, je me suis déjà arrêté sur certains projets. J’ai arrêté des émissions ou des collaborations, en me disant : « Attention, cela pourrait devenir trop facile. Si on se met à refaire ce qu’on a fait il y a six ans, cela n’a plus de sens. »
Avec Le Chat, c’est différent. Je suis comme un alpiniste : je me dis qu’il est peut-être encore possible d’aller plus haut.