Entretiens

Le célèbre personnage belge Pierre Gurdjian a reçu le titre de baron du roi Philippe

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Le célèbre personnage belge Pierre Gurdjian a reçu le titre de baron du roi Philippe

BRUXELLES, 15 AOÛT, ARMENPRESS: Le roi Philippe Ier de Belgique a accordé le rang de baron à Pierre Gurdjian, célèbre homme d'affaires belge et personnalité publique d'origine arménienne du côté de son père. 

Dans une interview exclusive accordée à la correspondante d'"Armenpress" à Bruxelles, Pierre Gurdjian a évoqué l'histoire de ses grands-parents paternels qui ont quitté la Turquie pour la Belgique ainsi que ses visites en Arménie dans le cadre du projet « Arménie 2020 » avec Ruben Vardanyan et Nubar Afeyan. Les visites au cours desquelles le nom de famille pour une fois n'a pas sonné étrangement. Le projet et le prix "Aurora" ont mis en avant une forme complètement différente d'arménité, ont aidé non pas à trouver des racines, mais à les créer. Pierre Gurdjian, spécialiste senior possédant une vaste expérience en matière de leadership exécutif, de gestion et d'influence publique, a dirigé pendant huit ans l'Université Libre de Bruxelles, parmi d'autres institutions de renom. Le célèbre personnage dit considérer le titre de baron comme une responsabilité et un encouragement pour continuer à s’investir en Belgique, et surtout dans tout ce qui implique de soutenir les jeunes hommes et femmes qui souhaitent s’investir dans la création d'une société meilleure.

Votre famille est arrivée en Belgique de Smyrna, Izmir actuellement en Turquie. Quel parcours a-t-elle connu à son arrivée en Belgique ? Quelle est l’histoire de votre famille ? 

On parle de ma famille paternelle, ma mère est belge, anversoise, donc ce n'est que du côté paternel que mon ascendance est arménienne - importante néanmoins. Ma famille est arrivée en Belgique en 1921, il y a un siècle. Mon grand-père, Garabet Charles Gurdjian, venait d'une famille de commerçants arméniens de Constantinople ; il a vécu surtout à Smyrne. Il a eu l'occasion de faire des études d'ingénieur en France au début du 20e siècle. 

Mon grand-père est donc devenu ingénieur et a travaillé plusieurs années en Europe dans l'acier, entre autres chez Krup, en Allemagne, avant la Première Guerre mondiale, et puis en Espagne. Il est ensuite rentré en Turquie au moment de la révolution des jeunes turcs, lorsque le Sultan fut renversé. C'était une époque où il y avait  un vent de modernisme. Il est alors entré dans l'administration ottomane et dans les chemins de fer. D'après ce que je comprends - parce que je l'ai peu connu - il avait une position assez élevée dans l'administration ottomane. Il était affecté à la construction du chemin de fer vers Bagdad. Lors du génocide, il n’a donc pas été inquiété. Je ne connais pas l'histoire en détail et malheureusement, il n'en a jamais beaucoup parlé. L'hypothèse que j'ai, c'est que, comme il parlait couramment l’allemand et qu’il était ingénieur, il était utile aux allemands [qui construisaient la voie de chemin de fer], alliés des Ottomans à ce moment-là. C’est pour cela qu’il n'a pas été inquiété. 

En 1916, mon grand-père a épousé ma grand-mère, qui venait d'une grande famille de commerçants arméniens, Edvartian, de Smyrne également. Ils ont vécu à Smyrne, mais les arméniens et les minorités chrétiennes de la ville n'ont pas été inquiétés à ce moment-là. Je crois que les Allemands ont protégé ou du moins empêché les persécutions. Ils ont donc vécu relativement bien, et la famille de ma grand-mère avait beaucoup de propriétés et d'industries à Smyrne. Ce n'est qu’après la Première Guerre mondiale, quand les Grecs, avec le soutien des Français, ont envahi la Turquie, que mes parents sont partis. A ce moment-là, mes grands-parents ont anticipé que les choses pouvaient très mal tourner et ils ont décidé de quitter Smyrne avant l'incendie, heureusement pour eux. Ils ont dû abandonner leurs biens, leurs usines et leurs propriétés et ils sont partis avec relativement peu de choses. Ils sont venus s’établir en Belgique, à Anvers en particulier, parce qu'un de leurs amis, semble-t-il, était un industriel flamand qui avait été le consul de Belgique à Smyrne et les avait encouragés à venir en Belgique. Ils sont donc arrivés en 1921 à Anvers, puis à Bruxelles. Mon père est né en 1922, en Belgique. Mon grand-père parlait 7 langues, ma grand-mère en parlait 4, elle était allée au lycée français. Mes grands-parents étaient des levantins, de ce monde disparu aujourd'hui, un monde très cultivé, très cosmopolite, composé de Grecs, d’Arméniens, de Juifs, de Français, d’Italiens. Ils appartenaient en somme à une civilisation aujourd’hui disparue. 

Ils se sont établis en Belgique, où ils sont arrivés avec leurs valises et sans passeport – ou plutôt, avec des passeports Nansen, qu’on délivrait aux apatrides. Ils furent accueillis par la Belgique, et mon grand-père commença une affaire d'exportation de matériel ferroviaire d'Europe vers le Moyen-Orient. Voilà, en quelques mots, pour le côté arménien. Mais mon père était très seconde génération, il ne voulait pas apparaître comme étant étranger. Il n’a donc pas du tout revendiqué une forme d'identité arménienne. Puis il a épousé ma mère, qui était belge, flamande. Quant à moi, je suis né sans aucune transmission directe d'une culture, outre le nom bien entendu, qui est un marqueur important. Et puis, jusqu'à mes 40 ans, je connaissais littéralement 3 Arméniens en Belgique. Donc j’étais totalement en dehors de la communauté arménienne. Je n'ai jamais parlé la langue, on ne pratiquait pas la cuisine arménienne chez nous non plus. Il n’y a donc pas eu transmission immédiate. J'ai commencé à beaucoup m'intéresser à l'Arménie à partir de 2001-2002, mais sous un autre angle. C’était dans le cadre d’un grand projet, « Armenia 2020 », avec Ruben Vardanyan et Noubar Afeyan. J’ai été très actif dans ce projet. Entre 2016 et 2020, j'étais en Arménie toutes les 6 semaines. J’ai donc eu une implication très forte en Arménie, mais sou l’angle du développement dans le monde actuel, plutôt que par des racines culturelles immédiates. Ma contribution modeste à l'Arménie actuelle ne visait pas à rétablir un lien avec mes racines, mais plutôt à le créer. Ou du moins à créer une identité qui est peu basée sur une histoire et davantage sur une projection vers le futur. 

 

 

Justement, votre nom apparaît dans la liste des dirigeants de UWC Dilijan. Comment s’est passée la rencontre avec Ruben Vardanyan et Noubar Afeyan ? Comment et pourquoi avez-vous accepté de vous impliquer dans ce projet ? 

C'est assez simple fondamentalement. C'est d'abord une implication sociétale qui est très importante pour moi et qui, chez moi, a de multiples vecteurs dont le centre de gravité se situe aujourd’hui en Europe et en Belgique. Pouvoir contribuer à un vaste projet de développement de l'Arménie avec des gens du calibre de Ruben et de Noubar, c'est évidemment une opportunité exceptionnelle de participer à quelque chose de grand. Et ce n'était pas limité à l'Arménie, puisque les fondations que nous avons posées, tournées vers l'Arménie, sont aussi tournées vers un modèle extrapolable dans d'autres régions, dans d'autres pays. Il s’agissait de développer un modèle d'accélération du développement de petits pays ou de grandes régions au sein de plus grand pays. Il y avait donc là une notion d'innovation en termes d'accélération, de changement sociétal dans le monde du 21e siècle, avec toute la complexité que cela représentait.

Vous avez dit que, pendant 2016-2020 vous étiez presque toutes les 6 semaines en Arménie. Est-ce que c'est là que vous avez créé un lien avec votre identité arménienne, est-ce que c'est là que vous avez fait une connexion entre votre nom et vos racines ? Au point de vue culturel et d'identité, qu'est-ce que cela vous apportait ? 

Alors je vais essayer de mettre des mots là-dessus, puisque c'est assez inhabituel. Il ne s’agissait pas de retrouver des choses, mais d’en créer. Quand je vais en Arménie, ce n'est pas comme si j'arrivais à la maison. L'Arménie actuelle n'est pas l'endroit d'où vient ma famille. Je ne parle pas la langue, je ne connais pas la cuisine, donc je suis étranger dans un pays qui à la fois représente mon histoire et où, pour une fois, les gens considèrent mon nom de famille comme un nom normal. Je pense que ce qui m'a touché le plus, et qui me touche le plus encore aujourd'hui, c'est le prix Aurora. C'est la notion de dire que d'une souffrance passée peut émerger une générosité dans le présent. C'est cette notion de dire que c'est parce qu’un peuple a pu souffrir qu'il doit être capable non seulement de réfléchir à soi, mais de donner aux autres. Et je pense que ça, c'est un narratif archétypal qui est fondamental, je pense qu'il correspond très bien à l'histoire du peuple arménien. Mais même au-delà, je pense que ça correspond aussi à une profondeur de vie. Ce n'est que quand on a souffert qu'on est capable de sentir la souffrance des autres et de contribuer, de façon généreuse, non pas pour obtenir une forme de compensation, mais justement pour trouver dans notre propre souffrance la capacité d’offrir et je crois que ce déclic-là était important. Aurora a vraiment incarné cela, et continue d'ailleurs de l’incarner. Cet esprit m'inspire également beaucoup dans tous mes projets sociétaux, y compris actuellement en Europe et en Belgique. 

Vous êtes ami de Ruben Vardanyan et les derniers développements qui lui sont arrivés ainsi qu’au peuple du Haut Karabakh vous ont forcément touché. Cela vous fait penser à quoi ? Quand vous regardez de l'extérieur, comment évaluez-vous les derniers développements par lesquels le peuple arménien en Artsakh et en Arménie a survécu et les relations de l’Arménie avec la communauté internationale ainsi que les actions de la communauté arménienne en Belgique ? Comment devrions-nous avancer pour éviter de pareilles tragédies ? 

C'est une question très profonde que vous me posez, et je me sens démuni et humble pour pouvoir répondre à des questions aussi importantes. Deux choses me viennent à l'esprit qui ne sont pas des réponses complètes à votre question. 

D'une part, je pense qu'il ne faut jamais avoir d'illusions sur la dureté géopolitique du monde dans lequel nous sommes. Et je crois avoir quand même senti dans les 20 dernières années, je parle avant la guerre de 44 jours, dans le monde arménien, une forme d'illusion, l’illusion que l'Arménie pouvait être immunisée contre la brutalité et contre la force de ses voisins. C'était une illusion. Je pense que la lucidité est un devoir également. 

Le second élément auquel je crois très fort, c'est que l'Arménie à une contribution à apporter au monde. Qu'est-ce que la culture et l'âme arménienne peuvent apporter au monde ? En termes d'importance économique et en nombre, le pays est marginal. Or l’une des ressources de l’Arménie et des Arméniens, c'est justement que, depuis le IVe siècle, ils ont a toujours réussi à obtenir la confiance des autres peuples avec lesquels il ont été en relation. Durant toute leur histoire, les Arméniens ont toujours été des maillons de transmission entre cultures, entre civilisations, entre empires. On retrouve ainsi des arméniens en Europe occidentale, en Asie ou en Perse. Ce sont, chaque fois, des gens capables de connecter des civilisations et qui ont, de par leur culture, cette capacité d'être à la fois conscients de soi et ouverts aux autres et de pouvoir constituer par là un vecteur de connexion. C'est absolument capital, et c'est aussi quelque chose dont le monde a besoin aujourd'hui. Donc s'il y avait quelque chose dont nous pourrions prendre davantage conscience, c'est que dans un monde de brutalité et de force, la capacité d'individus, la capacité d'un peuple, la capacité d'une culture d'interagir et de connecter est essentielle. Ce peuple a par ailleurs la légitimité de sa souffrance, ce qui ne le rend que plus légitime dans ce rôle. La prise de conscience de ce rôle, à un niveau spirituel, est particulièrement importante, je pense. Mais elle n'est malheureusement pas très généralisée. 

Récemment vous avez était nommé Baron par le Roi de Belgique. Que cela signifie pour vous ? Quel a été votre premier ressenti lorsque vous l’avez appris ? 

Tout d'abord, c'est un immense honneur, qui me touche profondément et qui évoque en moi une forme de reconnaissance par rapport à un pays qui a accueilli ma famille il y a un siècle. C’étaient des gens apatrides, sans passeport, ce pays leur a donné toutes les opportunités. Cette reconnaissance intergénérationnelle a été accordée par un pays, la Belgique, qui est aussi un petit pays, un pays qui a connu également la brutalité de plusieurs guerres en Europe, et dont les habitants sont eux aussi capables d’interagir avec des États différents, des cultures différentes. Cet honneur a donc énormément de résonnance finalement. 

Cette reconnaissance profonde est aussi une forme de responsabilité vers l'avenir ; on peut la considérer comme un encouragement à poursuivre une forme de contribution que je situerais à 3 niveaux. Une contribution à la Belgique, une contribution à l'Europe et une contribution à cette culture arménienne tournée vers le futur dont je parlais tout à ‘heure. 

Je conçois donc cette reconnaissance comme un encouragement à continuer à m'investir en Belgique, et particulièrement dans tout ce qui est le soutien aux jeunes hommes et aux jeunes femmes qui veulent à leur tout s'investir pour créer une société meilleure. La Belgique fait partie de l’Europe et, comme je me sens profondément belge, je me sens forcément profondément européen également. Cette dimension européenne est d'autant plus importante dans le monde actuel que l'Europe défend quand même une forme de culture, d'esprit des lumières, dans un monde sombre. Au travers tout cela, on retrouve ce que j'essayais d'exprimer tout à l'heure : une forme d'arménité ancrée dans le monde, non pas dans un État, mais dans sa manière d'être au monde.

Lilit Gasparyan

 

AREMNPRESS

Arménie, Erevan, 0002, Martiros Saryan 22

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